Chère amie, cher ami,
A une époque où l’on ne parle que de « numérisation de la santé », de « santé connectée » et de « e-santé », je pense qu’il serait bon de réfléchir sur la relation patients/médecins. C’est quelque chose qui ne peut pas être numérisé il me semble…
La médecine de demain ?
J’écoutais, récemment, une interview d’un « plus jeune confrère » qui semblait très heureux d’exercer au milieu de ses multiples écrans, ravi de recevoir en continu des alarmes provenant des différentes constantes de ses patients et de pouvoir y réagir sur l’instant.
Cela m’a fait penser à ces images que l’on nous montre au moment des lancements de fusées et à tous ces bravos qui fusent, dans la salle de contrôle, quand le lancement semble réussi.
Il est vrai que ce médecin manipulait ses infos, ses références et ses datas avec un certain brio que – il me faut bien l’avouer – je ne saurais avoir malgré mes quarante années de pratique médicale…
Pour autant, cette façon d’exercer la médecine est probablement déjà dépassée car bientôt, c’est-à-dire demain… le pouls, l’électrocardiogramme et la tension artérielle seront captés et analysés en permanence.
Les constantes biologiques (sucre, cholestérol, poids, cycles du sommeil, nombre de pas parcourus, calories dépensées…) le seront également au moyen d’un capteur glissé sous la chemise qui transmettra ces infos à un smartphone qui les analysera lui-même avant d’envoyer des synthèses au médecin et à un centre spécialisé qui gèrera les problèmes spécifiques de chaque patient.
D’ici à quelques années, ces « consultations » numériques continues, où l’on capte en permanence et en instantané des milliers d’informations sur chaque patient, va se généraliser.
Quelles en seront les conséquences ?
Si l’on parle de données mesurées en permanence, aptes à détecter et à suivre un risque grave avant la survenue d’un accident majeur, l’ordinateur surpasse déjà et surpassera de plus en plus l’humain grâce à l’augmentation constante de sa puissance de calcul.
Mais si on élargit la question à la notion du diagnostic, il serait essentiel de se demander d’une part qui est « aux commandes » de l’ordinateur, qui a conçu le programme, qui le fait évoluer, et qui a été formé pour l’utiliser et conclure à partir de ses propositions ?
Mais aussi qui sera, en définitive, le propriétaire, le « maître » de ces données ?
Ne risque-t-on pas de confondre le diagnostic informatique et la réflexion médicale ?
L’e-santé aujourd’hui
Vous l’avez peut-être déjà remarqué, les technologies de l’information et de la communication font désormais partie intégrante de l’environnement professionnel des médecins. Dans un futur proche, elles y prendront de plus en plus de place.
Elles offrent pour l’heure d’innombrables possibilités d’exploitation des données. Elles recèlent des connaissances difficilement imaginables il y a 15 ans à peine. En cela, elles constituent à mon sens d’innombrables progrès.
Quelques exemples :
- diagnostics de plus en plus précis, de plus en plus simples à réaliser (mais peut-être de plus en plus complexes à proposer ?) ;
- nouvelles formes d’évaluation et de prise en charge, rendues possibles par le suivi du patient dans sa vie de tous les jours et avec ses outils personnels ;
- plus de temps pour recevoir et écouter le patient ;
- lutte contre les déserts médicaux, possibilité de « télémédecine » et rationalisation des parcours de soin ;
- économies de prise en charge vis-à-vis des assurances ;
- les dossiers numériques partagés qui évitent de se voir prescrire 2 fois le même examen ou des médicaments contre-indiqués à son état.
Bien sûr, il y a encore beaucoup à faire. Rien qu’en France, ce dossier informatique partagé n’a pas encore réussi ni à convaincre, ni à voir le jour, malgré les dépenses faramineuses engagées pour son développement.
Des capteurs connectés à nos smartphones partout sur notre corps
Avez-vous déjà entendu parlé du « capteur freestyle ».
On pourrait croire qu’il s’agit du dernier gadget à la mode que s’arrachent nos enfants ou petits enfants.
Pas du tout. Il permet de mesurer le taux de sucre dans le sang (glycémie). La technologie est au point, même si l’appareil n’est pas encore disponible pour le grand public et le coût d’utilisation du logiciel est encore très élevé.
Bientôt, on pourra imaginer la même chose pour le suivi d’une hypertension artérielle, d’une insomnie, d’une angoisse, d’un électrocardiogramme et pourquoi pas de ses humeurs…
Imaginez un monde où les ordinateurs analyseront en permanence nos propres « datas » et nos états de corps et d’âme. Avez-vous envie de ce monde là ?
Dès lors, comme le disait un célèbre professeur parisien, apôtre du transhumanisme : « Comment mettre en compétition un ordinateur qui traite des milliers d’informations à la seconde avec un humain (en l’occurrence un médecin) qui n’en traite que deux cents par heure ? ».
Personnellement, je pense qu’il faut s’arrêter là et réfléchir : certes, il a objectivement raison, mais de quoi parlons-nous exactement : de soin, d’amélioration des traitements et des diagnostics ou « d’augmentation » de l’être humain ?
Voulons-nous vraiment devenir immortels ?
Le but de ces idéologues ne serait-il pas de rendre les hommes immortels ?
Combattre la maladie, la vieillesse, le handicap, se débarrasser de toute inquiétude : plus d’émotions dévastatrices, plus de jalousies… En bref, le bonheur à tout prix. Développer nos capacités physiques et mentales pour mieux nous surpasser ? Multiplier les prothèses, les implants, les « nano robots réparateurs » et autres produits stimulants ?
Aujourd’hui, la question serait plutôt, selon moi, serions-nous alors toujours dans le registre de la médecine qui soigne l’être humain ou dans celle qui augmente l’homme ?
Si c’est le cas, comme cette « augmentation » ne peut être, éthiquement, que facultative, son refus sera alors dévalorisant et culpabilisant.
Ray Kurzweil, l’un des pontes américains du « transhumanisme » qui possède sa propre université dans la Silicon Valley, vient d’être recruté par Google pour piloter les projets du géant du web sur l’intelligence artificielle. Ce même Ray Kurzweil affirmait il y a deux ans :
Faire confiance à une appli plutôt qu’ à un médecin ?
Il est vrai que l’on tend ces temps-ci à « ubériser » la santé comme tant d’autres activités. On remplace les chauffeurs de taxi et bien d’autres professions par des « volontaires » de qui on n’exige plus ni diplômes ni vérification de connaissances.
Dans le domaine qui nous intéresse, il existe maintenant une appli que tout le monde peut avoir sur son smartphone : « DocForYou ». Elle vous permet d’analyser vos symptômes et de savoir si vous souffrez d’un rhume banal ou d’une sinusite bien installée. Mais attention, en cas de doute, « consultez votre médecin » propose la dite appli.
Un autre site Internet propose, moyennant une assez forte rémunération, un « second avis » médical. Alors qu’il devait être réservé à l’usage médical, il semble que le patient soit aussi en mesure de l’utiliser (contre l’avis de certaines instances dont le Conseil National de l’Ordre). Ce système reste pour l’heure anecdotique, mais cela en dit long sur l’évolution de la « relation médecin-malade ».
La relation thérapeutique s’est toujours développée à travers une confiance établie entre deux individus, le patient et son médecin. Il en découlait un vrai dialogue et c’est cela qui permettait aux médecins de progresser dans l’élaboration d’un diagnostic.
Désormais, on aura une tout autre relation : une relation certes plus objective (chiffrée, numérisée), mais aussi plus froide avec un risque de passivité, voire de soumission à l’expertise.
Les médecins ne sont-ils pas les vrais responsables de cette situation ?
Et si c’étaient nous les médecins qui étaient responsables de cette perte de confiance ? Combien de patients ont eu ce sentiment après un séjour en centre hospitalier : « J’ai été très bien pris en charge à l’hôpital, mais je n’ai rien vu briller dans les yeux de l’interne qui me surveillait. J’étais un dossier comme un autre qu’il fallait traiter ».
Pour continuer dans la provocation, je réponds par l’affirmative. Nous, les médecins, sommes responsables de la dégradation de cette relation de confiance.
Mais on peut encore éviter que le lien patient/médecin ne soit définitivement brisé :
- en changeant dès maintenant nos pratiques ;
- en arrêtant de confondre malade et personne humaine, diagnostic et service rendu, données et relations interpersonnelles, informatique et relations humaines
- en arrêtant de confondre « malade-objet » et « personne-sujet » ;
- en arrêtant d’entretenir une compétition diagnostique entre le « big data » et le cerveau humain.
Un médecin savant ou un médecin présent ?
Ceux qui pensent que la technique et le savoir remplaceront l’écoute, la communication et l’empathie peuvent anticiper mes éléments de réflexion et mes réponses.
Lorsque l’on sort de la faculté ou de l’université, on aime bien accumuler les connaissances et ajouter des diplômes à ses diplômes et c’est bien normal. Lorsque l’on poursuit sa carrière, on tend à adapter ses connaissances à son expérience. L’expérience est en relation avec le temps et avec la qualité du regard, de l’écoute, le fruit de l’empathie, les satisfactions et les résultats médicaux accumulés. Elle ne peut, à mon avis, être remplacée par une interprétation d’une palette de données et de choix proposés par un ordinateur.
C’est ici que l’on doit se poser la question de savoir si on préférerait un médecin savant mais distant, voire inexistant au plan relationnel, ou un médecin moins « brillant » mais chaleureux et donnant plus de lui-même, non seulement de son savoir, de son « avoir » mais aussi de son « être ».
Quelqu’un avait écrit : « On soigne autant (peut-être mieux ?) par ce que l’on est que par ce que l’on sait ».
Je vous laisse, cher ami, vous situer quant au sens et aux les limites de cette opinion. Mais continuer à bien surveiller votre messagerie !
Docteur Dominique Rueff
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