Jusqu’en 1850, personne n’imaginait traiter les inquiets, les mélancoliques, les excités, les délirants, ni ceux qui avaient des visions ou entendaient des voix, avec des médicaments.
Le grand médecin grec Hippocrate avait bien tenté de donner à ses patients « mélancoliques » (on dit aujourd’hui dépressifs) de la mandragore et de l’hellébore. Ce sont des plantes médicinales supposées évacuer les excès de « bile noire ».
Mais soyons franc : le traitement était surtout valable pour son effet placebo (comme d’ailleurs les actuels médicaments antidépresseurs dont nous avons expliqué qu’ils ne marchent pas mieux que des pilules de sucre). [1]
Alors on avait appris à gérer les personnes « malades de l’esprit » autrement :
Le fou, ce sympathique bonhomme
Le fou avait un capital de sympathie dans la société.
On le représentait un entonnoir sur la tête. On le recrutait à la cour seigneuriale, ou dans les foires. On l’envoyait dans la forêt, un bâton à la main, taper dans les buissons ou faire taire les grenouilles dans les étangs…
Observez ci-dessous la gravure d’un asile de fou par William Hogarth, en 1763 :
Elle est typique.
L’un se prend pour la Pape (à droite). Un autre se prend pour le Roi (au fond derrière la porte). Vous avez un artiste, qui dessine une carte sur le mur (mieux que les tags !). Un musicien avec son violon, un livre sur la tête. Deux femmes enlacées, jouant à la marquise. Un autre, au milieu, semble retombé en enfance et joue avec un ruban ; un autre encore s’est fait une longue vue d’un bout de bois.
On dira ce qu’on voudra, tous semblent plutôt s’amuser et cette gravure n’a pratiquement rien de tragique, en dehors du dément au premier plan et du dépressif à droite qui regarde dans le vide.
Car la folie autrefois n’était pas perçue comme un drame.
On réservait ses larmes et ses angoisses pour les vrais problèmes de la vie : guerres, famines, épidémies, qui ne manquaient pas de se produire régulièrement.
D’ailleurs, les personnes qui entendaient des voix ou avaient des visions suscitaient la curiosité, parfois même l’admiration.
Voyez la peinture ci-dessous de l’hôpital de la Charité.
Manifestement, ces femmes ne « sont pas bien », dirait-on aujourd’hui.
Pourtant, ce tableau s’intitule, non pas « scène d’un hôpital psychiatrique » mais « Les fascinées ».
Car les gens se demandaient sincèrement si elles n’étaient pas réellement en contact avec le monde invisible (les anges, les apparitions…), tout comme les voyantes, sorcières, prêtresses et oracles qui ont existé de tous les temps ! On le voit à l’air intéressé des visiteurs autour de la pièce.
Les seules « thérapies » que l’on connaissait étaient de parler aux malades, les faire participer à diverses cérémonies rituelles ou religieuses, leur donner certaines plantes mais surtout à observer et à… attendre.
Contrairement à ce qu’on imagine aujourd’hui, ces méthodes étaient relativement efficaces.
Ne rien faire, une méthode efficace
Les personnes qui entendaient des voix ou avaient des visions, et qu’on appelle aujourd’hui « schizophrènes », ne restaient en général pas ainsi toute leur vie.
Après avoir connu un épisode, ou une période, de phénomènes bizarres, la moitié environ redevenaient comme les autres et ré-intégraient la société.
On le sait parce que la première prise en charge systématique des « fous » fut organisée par la communauté des Quakers (religieux d’inspiration chrétienne) aux Etats-Unis en 1844.
Comme vous pouvez l’imaginer, seules les personnes les plus gravement atteintes étaient internées. On ne mettait pas en institution « l’idiot du village », ni la grand-mère ou le grand-père déprimés, ni l’oncle excentrique qui mettait ses chaussures à l’envers.
Le traitement consistait en une « thérapie morale », à base de paroles, de prières, dans un cadre de vie apaisant à l’écart.
Dans la plupart de ces asiles, plus de 50 % des patients nouvellement admis repartaient dans l’année et un pourcentage significatif ne revenait plus jamais. [2]
Ces résultats sont supérieurs à ceux de la psychiatrie moderne.
Une étude suivie sur un « asile de fous » du 19e siècle dans le Massachusetts a montré que 58 % des 984 patients libérés étaient ensuite restés en bonne santé mentale et bien intégrés socialement pour le reste de leurs jours.
Une étude a été menée par l’Institut national des Maladies Mentales aux Etats-Unis (NIMH) entre 1946 et 1950 (c’est-à-dire avec l’invention des médicaments anti-psychotiques). Elle a montré que 62 % des patients admis dans les hôpitaux de Pennsylvanie suite à une premier accès de schizophrénie était libérés dans les douze mois. Au bout de 3 ans, 73 % étaient hors de l’hôpital. [3]
Une étude similaire sur les hôpitaux du Delaware (un autre état américain) a montré que 85 % des patients avaient quitté l’hôpital 5 ans plus tard, et 70 % vivaient normalement, intégrés dans la société. [4]
Une étude sur un grand hôpital psychiatrique de New York (Hillside Hospital dans le Queens) en 1950 a montré que plus de la moitié des schizophrènes sortant de l’hôpital n’eurent aucune rechûte dans les 4 ans suivants (et ce sans prendre de médicaments). [5]
Selon une étude sur la Californie, dans les années 60, 88 % des patients hospitalisés pour un premier accès de schizophrénie et n’ayant pas reçu de neuroleptiques étaient libérés dans les 18 mois. Parmi ceux ayant reçu un traitement neuroleptique, seuls 74 % étaient libérés (sans que leur état ne fut plus grave au départ).
Pourquoi cette mauvaise image de la folie, aujourd’hui
La très mauvaise image que l’on a des asiles d’autrefois vient du fait que, à partir de la fin du 19e siècle, on s’en est servi pour interner des patients dont le cerveau était détruit irrémédiablement par des maladies infectieuses.
La principale fut la syphilis (une maladie sexuellement transmissible) mais une autre maladie détruisant le cerveau, l’encéphalite léthargique, sévit de façon dramatique entre 1915 et 1926 en Europe, très probablement à cause de la Guerre.
On prit l’habitude aussi de placer dans ces asiles, à partir de la fin du 19e siècle, les personnes âgées victimes d’Alzheimer ou de démence sénile incurable.
Ces malheureux devaient y rester des années, et y mourir. Mais ils n’étaient pas pour la plupart des victimes de ce qu’on appelle aujourd’hui les troubles du comportement ou maladies mentales : schizophrènes, dépressifs, bipolaires…
Par contre, ce sujet a du coup fait le régal des cinéastes hollywoodiens qui rivalisent d’imagination pour nous représenter les asiles d’autrefois comme des sortes de zoos humains où des bonnes sœurs plus ou moins sadiques humiliaient les pensionnaires vivant dans l’horreur. Chaque nouveau film cherche à dépasser le précédent dans les scènes de tortures, les viols, les excréments, les hurlements…
Mais, est-il besoin de le redire, ce n’est pas en regardant des films à grand spectacle qu’on se fait une culture historique valable…
Quand la Médecine a commencé à croire qu’elle était capable de traiter les maladies mentales
Ce qui est documenté par contre, c’est le drame qui a commencé quand la médecine a prétendu guérir les maladies mentales. Je sais que cela paraît extrêmement provocateur, mais il faut lire la suite pour comprendre.
Les premières expériences pour traiter médicalement les maladies mentales ont été menées au milieu du 19e siècle : injections de sels métalliques, de thyroïde de mouton, d’arsenic…
Ce fut un désastre.
Puis il y eut les prétendues « vertu curatives » de la peur. On prétendait ramener le malade à la raison par la terreur : « temple chinois » pour amener la victime au bord de la noyade, la cage mobile qui le soumettait à un mouvement en vrille.
Pendant la Première Guerre mondiale, on traite à coups de décharges électriques buccales ou génitales les soldats rendus muets ou paralysés par le traumatisme dans les tranchées.
A la même époque, dans le New Jersey, le dénommé Henry Cotton arrache dents et viscères, convaincu que la folie est une affaire d’infections cachées. [7]
Cela ne marchait pas, c’était une horreur pour les malades. L’invention de la psychanalyse en 1904 par Sigmund Freud, neurologue autrichien, fut donc un immense progrès.
Freud tente de sauver la mise
Selon lui, la maladie mentale (hystérie, névrose…) n’était pas due à un problème physique mais à des problèmes dans la petite enfance, les pulsions, les refoulements, dictés par « l’inconscient », qu’il s’agissait d’analyser notamment par l’étude des rêves et des fantasmes…
Tout ceci n’était pas très clair. Freud fut énormément critiqué. Il fut aussi un énorme consommateur de cocaïne, on le sait. [8]
Néanmoins, il a eu le grand mérite à mon avis de remettre les pendules à l’heure, de rappeler à ses confrères médecins que si ça ne tournait pas rond quelque part dans la tête de quelqu’un, mieux valait lui parler et le faire parler, s’intéresser à son cas, dialoguer, que de tenter sur lui des opérations.
Ses confrères, malheureusement, ne l’entendirent pas de cette oreille.
Des expériences médicales effrayantes
Ils continuèrent à chercher un authentique « médicament » ou traitement (chirurgical ou autre) contre les problèmes mentaux. Puisque Pasteur avait trouvé le vaccin contre la rage, et Calmette celui contre la tuberculose, on allait bien trouver aussi un moyen de guérir les esprits malades !
On peut dire que tout fut tenté dans le domaine, avec une liberté et une absence de scrupule qui fait froid dans le dos.
En 1940, on essaya les piqûres d’insuline faisant tomber les patients dans le coma hypoglycémique (chute brutale du taux de sucre dans le sang). On les « ressuscitait » ensuite par une injection de glucose, ce qui, expliquait doctement le New York Times, « faisait disparaître les court-circuit dans le cerveau. Une fois les circuits normaux rétablis, ils restaurent avec eux le sens des réalités chez le patient. »
Ce fut, évidemment, une catastrophe.
Puis ce fut la grande époque des électrochocs censés eux-aussi redémarrer le cerveau, les douches glacées, et un poison appelé le Métrazol.
L’hécatombe.
Certains médecins estimèrent alors qu’il fallait être encore plus audacieux. Et c’est ainsi qu’eut lieu en 1935 la plus tragique des innovations par le neurologue portugais de sinistre mémoire Egas Moniz : la lobotomie.
Prix Nobel pour une des pires inventions de l’histoire de la médecine
La lobotomie consiste à sectionner des parties du cerveau. La personne perd ses capacités de réfléchir, bouger. Suivant l’ampleur de l’opération, elle devient comme un petit enfant ou comme un légume.
Le mot « lobotomie » est devenu très péjoratif et la pratique est désormais interdite. Mais à l’époque, on considérait ça comme un progrès formidable. « La chirurgie de l’esprit » !
Et les médecins ne doutaient de rien. Tenez-vous bien avant de lire ce qui va suivre :
L’âge d’or de la lobotomie eut lieu entre 1945 et 1954 avec l’invention de la lobotomie par pic à glace, par le médecin italien Mario Adamo Fiamberti. Cela consistait à introduire le pic à glace par l’orbite des yeux du patient, après avoir soulevé la paupière, jusqu’à toucher le lobe frontal du cerveau où, par un habile coup sec, on cassait la liaison neuronale avec le cortex préfrontal.
Pics à glace utilisés dans un cadre hospitalier pour réaliser des lobotomies [9]
Ceci est absolument authentique. J’invite les personnes qui en doutent à vérifier sur les nombreuses pages Internet qui existent à ce sujet, à commencer par la page Wikipédia sur la lobotomie.
Aucune réaction de la Ligue des Droits de l’Homme (je ne sais pas si elle existait déjà).
Plus de 100 000 personnes furent ainsi lobotomisées. La Médecine était si fière de ce « progrès » qu’elle décerna à Egas Moniz son Prix Nobel en 1947 !
Mais cette époque de l’après-guerre était aussi celle de la grande époque des expérimentations chimiques, sur les patients.
Guerre chimique contre maladies de l’esprit
Ainsi les chercheurs de l’industrie pharmaceutique nouvellement formée testaient-ils de façon systématique toutes les substances qu’ils avaient à disposition, qu’elles fussent d’origine végétale, animale, minérale ou bien sûr chimiques, sur tous les types de maladie.
Cette immense saga déclencha, par la force du hasard, plusieurs observations étonnantes :
- en cherchant à réduire la réaction immunitaire des grands brûlés avec une teinture chimique Rhône-Poulenc connue pour ses effets anti-histaminiques (la prométhazine), le chirurgien français Henri Laborit découvrit que ses patients tombaient en léthargie, les rendant totalement indifférent à leur environnement. C’était un effet semblable à la lobotomie chirurgicale, mais sans pic à glace ! La « camisole chimique », pour calmer les fous par médicament, était née (chlorpromazine) ;
- C’est en testant sur des hamsters les propriétés anti-bactériennes d’un simple désinfectant vendu en supermarché en Angleterre, le Phenoxetol, que le Dr Franck Berger constata que les hamsters perdaient toute nervosité et se laissaient prendre béatement sans réagir… Tous leurs muscles restaient détendus, et, en jouant sur la molécule, il mit au point en 1947 le meprobamate, premier « tranquillisant » contre l’anxiété ;
- C’est en essayant sur des malades de la tuberculose un carburant pour missiles développés par les ingénieurs allemands (l’hydrazine), que des chimistes du géant pharmaceutique Hoffman-La Roche constatèrent que des mourants se mettaient à danser dans les couloirs des hôpitaux. Ils eurent l’idée d’en donner à des personnes souffrant de dépression : les médicaments « antidépresseurs furent ainsi découverts (les IMAO, ou inhibiteurs de la monoamine oxydase).
Ces découvertes, extrêmement hasardeuses car personne bien sûr ne connaissait, ni ne pouvait connaître, les effets à long terme de ces produits, créa un engouement fantastique dans la profession des psychiatres.
Enfin, croyaient-ils, ils entraient dans la cour des grands ! Ils pensaient être devenus de « vrais médecins », avec leurs médicaments, leurs piqûres, leur blouse blanche, loin des « élucubrations » de Sigmund Freud ou de son opposant Gustav Jung.
(Ir)-responsabilité de la presse
Mais la pression vint aussi du grand public. Excité par les folles promesses de la presse, qui à l’époque comme aujourd’hui, recherchait sans cesse du sensationnel, promettait les plus extraordinaires miracles grâce au « progrès médical », la population se jeta sur ces nouveaux produits miracles que furent le « Miltown » (tranquillisant, 1955), le Librium (autre tranquillisant, 1960) puis la Ritaline (vantée comme le médicament des bons élèves), le Valium, le Xanax, puis le Prozac, Zoloft, etc.
Chaque nouvelle molécule, aussi incertaine voire dangereuse fut-elle, était présentée comme la nouvelle « pilule du bonheur », toujours « infiniment supérieure » à tous les médicaments inventés jusque-là, toujours « plus efficace », « plus ciblée » et ayant soi-disant moins d’effets secondaires.
Les échecs furent systématiquement niés, les effets secondaires (catastrophiques) minimisés.
Un bilan accablant
Actuellement, le bilan de 60 années de traitements psychiatriques médicamenteux est accablant.
Selon plusieurs grands psychiatres qui commencent enfin à élever la voix, la distribution à grande échelle de médicaments psychiatriques a abouti à déclencher un raz-de-marée de maladies mentales bien plus graves que celles qu’ils étaient censés traiter. [10]
Des millions d’enfants ont leur avenir compromis par des médicaments qui leur ont réduit leurs capacités mentales, détruit des parties du cerveau, et provoqué de graves problèmes physiques, car un cerveau abîmé est aussi un cerveau qui devient incapable de réguler les fonctions biologiques fondamentales.
Obésité, diabète, maladies cardiovasculaires, problèmes de reins, stérilité, troubles obsessionnels compulsifs et, par-dessus tout, la terrible « dyskinésie tardive » (des mouvements incontrôlables du visage qui s’instaurent définitivement, même après l’arrêt des médicaments), chez la plupart des malades traités sur le long terme par neuroleptiques.
Ceci n’est pas réjouissant, bien sûr, mais j’espère avoir convaincu mes lecteurs de ne s’approcher qu’avec la plus grande prudence des médicaments psychiatriques.
Faites-circuler ce message autour de vous si vous pensez connaître des personnes intéressées, ou concernées. Encore une fois, lisez si vous le pouvez « Anatomy of an Epidemic » de Robert Whitaker ansi que « Madness in Civilization » de l’historien de la psychiatrie Andrew Scull.
On est en plein film d’anticipation. Et malheureusement, c’est la réalité.
A votre santé !
JM Dupuis
[1] http://ift.tt/2dpFPvU
[2] Voir R. Whitaker, « Anatomy of an Epidemic », 2015, page 43.
[3] J. Cole, editor, Psychopharmacology, 1959, p. 142.
[4] Ibid, p. 386-387
[5] N. Lehrman, “Follow-up of brief and prolonged psychiatric hospitalization,” Comprehensive Psychiatry 2 (1961): 227-40.
[6] L. Epstein, “An approach to the effect of ataraxic drugs on hospital release rates”, American Journal of Psychiatry 119 (1962): 246-61.
[7] http://ift.tt/2uf1azO
[8] http://ift.tt/2uvDouz
[9] Source : http://ift.tt/1LyW1nl
[10] Voir en particulier les travaux du Dr R. Breggin, Irving Kirsch, David Healy ou Robert Withaker.
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