Les leçons d’un écrivain condamné à mort
L’écrivain russe Dostoïevski avait 28 ans quand il se fit attraper par la police et condamner à mort pour complot contre le tsar.
Un petit matin de décembre 1849, les geôliers vinrent le chercher. Il fut attaché, les yeux bandés. Mais alors que les fusils chargés étaient déjà pointés sur lui, l’exécution fut interrompue.
A l’ultime instant, le tsar avait décidé de le grâcier.
Le traumatisme est tel que Dostoïevski devient gravement épileptique. Pendant les trente années qui lui restèrent à vivre, il se consacra à l’écriture de romans où il tenta de revenir sur ce face-à-face avec la mort qu’il ne parvint jamais à oublier.
Il eut bien d’autres malheurs dans sa vie : déportation au bagne en Sibérie, ruine au jeu, maladie, décès de son enfant chéri à l’âge de trois ans… Mais après toutes ces expériences terribles, il resta sur l’idée que rien n’était pire que la certitude de mourir qu’il avait connue au fond de son cachot et jusqu’au dernier instant.
Toutes les humiliations, les offenses, les souffrances, les maladies, lui paraissaient moins terribles que l’attente du peloton d’exécution.
Le problème n’était pas la mort elle-même (qui nous attend tous), mais son aspect programmé, mécanique, administratif.
L’homme ne peut vivre s’il sait précisément quand il va mourir
L’homme, a-t-il observé, ne peut vivre s’il sait précisément quand il va mourir.
Si vous lui donnez un jour et une heure, il ne peut plus penser à autre chose. Être privé de tout espoir, incertitude, échappatoire, est au-delà de ce que nous pouvons supporter.
Dans “L’idiot”, il décrit longuement cette attente désespérante, jusqu’à l’instant, qui semble durer une éternité, où le condamné à mort entend la lame de la guillotine tomber sur son cou.
Dans “Crime et Châtiments”, il fera dire au criminel Raskolnikov, angoissé par la crainte d’une condamnation :
« Où ai-je donc lu, pensait Raskolnikov en continuant son chemin, qu’un condamné à mort, une heure avant l’exécution, a dit ou pensé que s’il lui fallait vivre quelque part sur un rocher, sur une plate-forme si étroite qu’il n’y aurait place que pour ses pieds, et entourée de précipices, de l’océan, des ténèbres, de la solitude et de la tempête éternelle, et s’il lui fallait rester ainsi debout sur un pied carré d’espace toute sa vie, mille ans, l’éternité, eh bien qu’il préférerait vivre ainsi plutôt que de mourir ! Vivre, vivre à tout prix ! N’importe comment, mais vivre !… Comme c’est vrai ! Mon Dieu, comme c’est vrai ! »
“N’importe comment, mais vivre !”.
Et en effet, Dostoïevski s’attachera à décrire des héros vivant “n’importe comment”. Le joueur qui se ruine, le père débauché qui abandonne ses enfants, l’alcoolique qui prostitue sa fille pour boire, la mère folle de douleur qui se déchaîne sur ses petits mourant de faim…
La petite lumière qui luit même dans les plus profonds ténèbres
Mais ces héros abominables resteront, bizarrement, toujours humains et profondément touchants.
Comme si leurs méfaits, quels qu’ils soient, ne pouvaient jamais détruire en eux la flamme d’humanité, et même de divinité, qui luit, y compris dans les plus profonds ténèbres. Cett e lumière qui unit tous les hommes et fait qu’ils sont, en dépit des apparences, tous frères, tous dans le même navire.
Pour Dostoïevski, nous sommes tous à la fois anges et démons, pires que les animaux mais également capables du meilleur, faibles et forts, attirés par le ciel et par l’enfer…
Que les uns se laissent aller dans l’une ou l’autre direction n’est jamais, pour lui, une raison de les mépriser ni de les adorer.
S’occuper, enfin, de sa propre vie
Son idéal, c’est l’homme qui arrête de se plaindre du sort et des imperfections du monde.
L’homme qui cesse de se préoccuper de ce que les autres font de mal (il y a tant à faire, on en aurait de toute façon jamais fini), et qui commence enfin à s’occuper de sa propre vie, de son propre cœur, et qui mobilise réellement son énergie pour essayer d’arrêter de nuire autour de lui et, si possible, aider…
Bref, l’homme qui “arrête de regarder la paille dans l’œil du voisin, et qui se préoccupe de la poutre qui est dans le sien”.
Cet idéal de vie extraordinaire, il en donne tous les détails dans la biographie d’un maître spirituel, le starets Zosime (un starets était un moine guérisseur et prophète, dans l’ancienne Russie orthodoxe). Cette biographie est intercalée dans le livre trois des “Frères Karamazov”, son chef d’œuvre qu’il terminera quelques semaines avant de mourir, en janvier 1880 :
Responsable de tout, devant tous
Le starets Zosime (donc Dostoïevski lui-même) voit l’humanité comme un “océan” où toutes les gouttes sont liées à toutes les autres.
Rien de ce que nous faisons, en bien ou en mal, n’est indifférent.
Chaque fois que nous faisons quelque chose de mal, cela peut servir d’exemple, de prétexte, d’excuse, d’incitation, à une autre personne qui pourrait ainsi faire le mal à son tour, et ainsi de suite, jusqu’à provoquer, peut-être, les plus grandes souffrances, les plus terribles crimes.
Également, chaque fois que nous passons à côté de l’occasion de faire le bien, nous manquons la possibilité, peut-être, d’inspirer une personne dans le bon sens, qui en aurait inspiré une autre, puis une autre, etc., ce qui aurait pu en dernier recours dissuader une personne de commettre le mal.
La conséquence, terrible, est la suivante :
Selon lui, chaque fois qu’il nous arrive malheur, nous devons supposer que ce malheur ne serait peut-être pas arrivé si, depuis toujours, nous nous étions comporté de façon exemplaire. Et que donc, il est raisonnable de nous considérer comme responsable des pires crimes commis dans le monde entier, quels qu’en soient les auteurs.
A aucun moment nous ne pouvons être sûr que nous n’avons “rien à voir”, “aucune responsabilité” dans un malheur qui se produit. Même quand nous sommes nous même apparemment totalement victime, innocente, d’une injustice, nous devons chercher dans nos propres actes, nos propres pensées, notre propre passé, la responsabilité que nous portons.
Par exemple,
“Si tel jour, je n’avais pas fait mal à mon petit frère, il n’aurait peut-être pas crié, cela n’aurait pas énervé la voisine, qui n’aurait pas mis une claque à son fils, qui ne serait pas révolté, qui ne serait pas engagé dans un parti politique extrémiste, qui n’aurait pas…. etc.”
Et donc le seul usage sensé de notre énergie, de nos talents, de notre temps, de nos ressources, est d’essayer de nous rendre irréprochables et de cesser de déclencher la spirale du mal qui pourrait aboutir à des catastrophes dépassant notre imagination.
Dostoïevski prévoit, 60 ans à l’avance, les génocides du XXe siècle
Incroyable mais vrai, Dostoïevski avait ainsi prévu, dès les années 1860, les génocides du XXe siècle. Pour lui, ces “fleuves de sang” étaient inévitables. Ils étaient la conséquence logique des idéologies matérialistes niant l’existence du bien et du mal, qui s’étaient développées alors en Europe, et qui s’emparaient irrésistiblement des esprits à travers toute la Russie (ce qu’ils appelaient les “idées nouvelles”).
Inévitablement, disait-il, à partir du moment où les gens commencent à penser que le monde fonctionnerait mieux si on se débarrassait de certaines personnes ou groupes sociaux nuisibles, le projet sera mis à exécution, tôt ou tard.
C’est pourquoi il insistait tant sur l’importance de consacrer notre énergie, notre vie, non à analyser les fautes des autres et éliminer les coupables, mais d’ouvrir les yeux sur soi-même, sur nos propres responsabilités dans nos malheurs et ceux du monde autour de nous.
Le Pavillon des Cancéreux
Ces réflexions de Dostoïevski inspirèrent beaucoup d’écrivains. Elles furent en particulier à l’origine d’un très beau livre publié en 1968, “Le Pavillon des Cancéreux”.
Son auteur, Alexandre Soljenitsyne, lui-même rescapé du cancer, reçut le Prix Nobel de littérature deux ans plus tard, en 1970.
C’est un livre que je recommande à toutes les personnes qui ont un cancer, ou qui ont une personne atteinte du cancer dans leur entourage, mais plus encore à tous ceux qui n’ont pas encore fait la rencontre avec la maladie.
Le titre fait peur, évidemment, mais c’est fait exprès. C’est pour mieux marquer le contraste avec la sagesse et même la joie, qui règne en fait dans ce terrible hôpital, qui recueille toutes les souffrances d’une grande province d’URSS.
Bien que ce livre ait plus de 50 ans, rien, rien de rien n’a changé. Et tout est valable pour un de nos modernes hôpitaux français, belges ou suisses…
Il décrit les réactions possible face au cancer, face à la souffrance, à la mort, selon les croyances, la vision de la vie, de chacun. Il montre comment le “pavillon des cancéreux”, qui paraît au premier abord être un enfer, abrite en réalité des personnes qui y trouvent la possibilité, enfin, de s’apercevoir qu’ils sont vivants, et de commencer à vivre, sortir de leurs illusions, leurs naïveté, leurs égoïsmes et leurs aveuglements volontaires.
Loin d’être un monde dégradé et déshumanisé, le pavillon des cancéreux se révèle au contraire le lieu où surgit la beauté, la bonté, qui transcende toute souffrance et toute misère. Les malades comme les médecins et les infirmières, ceux qui guérissent comme ceux qui s’acheminent vers la mort, y forment une communauté, où finalement tous ont la possibilité, s’ils en ont la volonté et le courage, de se découvrir égaux en dignité, où les joies et les peines de chacun s’effacent devant leur humanité commune.
C’est un livre bouleversant, qui plus est écrit dans une langue pure et simple à comprendre. On tourne les pages sans aucun effort. On s’y fait des amis pour la vie. Personne ne peut à mon avis oublier la noblesse et sagesse inouïe de Kostoglotov, accablé d’un cancer dans le cou, qu’on avait pris au début pour un bandit.
A votre santé !
Jean-Marc Dupuis
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