Les médecins ont-ils le droit de mentir ?
Le philosophe Vladimir Jankélévitch disait aux médecins :
« Quand vous dites à quelqu’un qu’il a une maladie mortelle, vous mentez, car vous n’en savez rien. Un homme n’a pas le droit de condamner un autre homme…
Ce qu’il y a de plus important pour vous, médecins, c’est la prolongation de l’être, vous n’existez que pour cela ; il n’y a pour vous qu’un seul impératif, c’est d’entretenir l’espérance. »
Ainsi justifiait-il le fait de mentir aux malades, c’est-à-dire de ne jamais dire à un patient qu’il est « condamné », qu’il est sûr de mourir.
Pourquoi ?
Parce que l’expérience montre qu’il existe toujours une incertitude, la probabilité, aussi infime soit-elle, d’une rémission, d’une guérison, qui remette en cause les pronostics les mieux établis, et donne tort au médecin qui avait cru dire « la vérité ».
Pour Jankélévitch, la « vérité médicale » est la tromperie par excellence : elle fait croire aux patients que la médecine est une science exacte, un savoir objectif permettant de prévoir l’avenir avec certitude, alors que ce n’est pas le cas. On fait alors du tort au malade, en le trompant.
Dire la vérité risque d’aggraver la situation
Cela rejoint l’expérience du personnel soignant au contact des personnes gravement malades. Dire la vérité au malade risque de gâcher les derniers moments de sa vie, en provoquant une démission prématurée.
Marc Pocard, chirurgien opérant exclusivement les cancers et chef de service à Lariboisière, considère qu’on n’a pas le droit de « priver le patient d’espoir », car il arrive que les patients se suicident après un diagnostic très grave, ou refusent des soins.
Pas question, en particulier, de parler de « métastases », un mot qui fait trop peur :
« Le mot “métastase” est tabou. Les médecins choisissent parfois de taire la présence des métastases, et lâchent le mot quand ils veulent soumettre un patient à une nouvelle chimio et que celui-ci y est réticent », explique Sylvie Fainzang, auteur de La Relation médecin-malade : information et mensonge.
« Un pronostic grave peut légitimement être dissimulé au malade » (Code de déontologie, 1955)
C’est pourquoi le Code de déontologie français publié en 1955 disait : « Un pronostic grave peut légitimement être dissimulé au malade. »
C’était une tradition très ancienne, remontant au philosophe grec Platon qui, dans La République, voyait le mensonge comme un « médicament » utile aux malades, dont l’emploi devait toutefois être réservé aux médecins.
Ensuite, à Rome, on estimait que le médecin devait être capable de cacher la vérité quand cela était utile au malade, notamment s’il attendait qu’on lui promette une guérison alors qu’il était incurable. On évoquait alors le concept de « mensonge thérapeutique », qui est souvent revenu dans l’Histoire.
Maintenant, on peut voir le problème d’une tout autre façon.
Refuser la vérité au malade, c’est lui voler ce qui lui reste de vie
Refuser la vérité au malade, c’est aussi prendre le risque de lui voler ce qui lui reste de vie.
Ne sachant pas ce qui lui arrive, trompée sur son avenir le plus probable, la personne ne peut pas employer son temps et son énergie comme elle l’aurait fait si elle avait su ce qui l’attendait, selon toute probabilité.
Informé de la vérité médicale, le malade peut affronter son propre destin. Il peut se préparer à la mort, mettre de l’ordre dans ses affaires privées et familiales, convoquer un notaire quand il est encore temps, décider en toute connaissance de cause de l’usage du temps qui lui reste.
Dans notre culture, c’est l’image traditionnelle du patriarche qui, à la fin d’une vie juste, distribue à sa descendance des paroles de sagesse et des biens matériels, avant de quitter ce monde pour un monde meilleur.
Sans cela, les rapports avec son entourage sont empoisonnés. L’écrivain russe Tolstoï raconte très bien les effets destructeurs du mensonge dans son roman La Mort d’Ivan Illitch :
« Le principal tourment d’Ivan Illitch était le mensonge, ce mensonge admis on ne sait pourquoi par tous, qu’il n’était que malade et non pas mourant, et qu’il n’avait qu’à rester calme et se soigner pour que tout s’arrangeât. Tandis que, il le savait bien, quoi qu’on fît, on n’aboutirait qu’à des souffrances encore plus terribles et à la mort. Il souffrait de ce qu’on ne voulait pas admettre ce que tous voyaient fort bien, […] en l’obligeant à prendre part lui-même à cette tromperie. Ce mensonge qu’on commettait à son sujet la veille de sa mort, ce mensonge qui rabaissait l’acte solennel et formidable de sa mort au niveau de leur vie sociale, était atrocement pénible à Ivan Illitch. »
La vérité libère du doute, de l’incertitude, de l’angoisse de ne pas savoir.
Certains seront, en outre, stimulés par la connaissance de leur mal et y trouveront un motif de coopérer activement avec leur médecin, voire de s’ouvrir à des thérapies alternatives dont ils n’auraient pas vu l’intérêt s’ils étaient restés dans la vision étriquée d’une médecine scientifique et toute-puissante à les sauver.
À l’inverse, un climat de mensonge et de faux-fuyants peut les conduire à exagérer la gravité du mal et à souffrir d’une angoisse extrême : « Puisqu’on ne me dit rien, c’est que je suis perdu. »
Mais il y a moyen, je pense, de concilier les deux positions apparemment contradictoires.
L’équilibre : dire la vérité avec humanité
« Docteur, est-ce que je vais mourir ? Et quand ? »
« Quand un patient atteint d’une maladie grave, en phase terminale, me pose la question, je ne mens jamais. Mais je lui dis que le savoir scientifique est par nature incertain et que personne ne peut dire avec certitude quand la mort va survenir », explique le docteur Pascale Vassal, cheffe du service de soins palliatifs du CHU de Saint-Étienne.
« Et surtout, j’essaie de tenir compte de l’histoire du patient, de sa capacité à accepter cette vérité. En me disant toujours que ne pas dire tout et tout de suite, de manière brutale, ce n’est pas mentir. Parfois, il est important de dire les choses de manière progressive, en prenant le temps. »
Cela implique-t-il de mentir au patient ? Absolument pas.
« Une chose que l’on n’a pas humainement le droit de retirer, c’est l’espoir. Il faut, par exemple, dire que l’on n’a jamais vu quelqu’un survivre à cinq ans, mais en ajoutant que ce n’est pas non plus impossible », dit Marc Pocard.
De ce point de vue, sachez que vous êtes aujourd’hui très bien protégé, au moins en théorie, par le Code de la santé publique, en particulier par son article 35 qui stipule :
« Le médecin doit à la personne qu’il examine, qu’il soigne ou qu’il conseille, une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu’il lui propose. […] Toutefois, lorsqu’une personne demande à être tenue dans l’ignorance d’un diagnostic ou d’un pronostic, sa volonté doit être respectée, sauf si des tiers sont exposés à un risque de contamination. Un pronostic fatal ne doit être révélé qu’avec circonspection, mais les proches doivent en être prévenus, sauf exception ou si le malade a préalablement interdit cette révélation […]. »
Il me semble que c’est exactement le bon équilibre, qui n’était pas évident à trouver, entre droit à la vérité et droit de ne pas être choqué et traumatisé par une « vérité médicale » par nature toujours incertaine.
Et les patients, doivent-ils dire la vérité à leur médecin ?
Selon deux études qui viennent d’être publiées, entre 60 et 80 % des patients mentent à leur médecin. Le plus souvent par peur d’être jugés ou réprimandés !
Dans deux enquêtes distinctes, des chercheurs du Middlesex et de Salt Lake City ont interrogé environ 4 500 personnes via Internet.
Dans la première, 60 % des sondés ont indiqué avoir déjà menti à leur médecin.
Dans la seconde, la proportion a grimpé à 80 %.
Mensonges sur leurs médicaments, sur leur régime alimentaire, sur la fréquence de leurs exercices physiques… Par peur d’être un « mauvais patient », voire de faire de la peine à leur médecin, en lui donnant l’impression qu’il perd son temps à essayer de les soigner !
Évidemment, c’est la pire chose qu’un malade puisse faire. Induire volontairement son médecin en erreur en lui donnant de fausses informations, des « fake news » dit-on aujourd’hui.
Comme c’est intéressant, et à vrai dire amusant, sur la nature humaine !! Tromper la personne qui cherche à vous sauver ! Cela en dit long sur les méandres de nos cœurs, cette capacité d’agir ainsi contre nous-mêmes…
À votre santé !
Jean-Marc Dupuis
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