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La Peste, d’Albert Camus

En janvier 1941, un jeune homme de 28 ans nommé Albert Camus commence à écrire un roman sur un microbe se transmettant de façon incontrôlable, des animaux vers les êtres humains. Ce microbe ira jusqu’à éliminer la moitié de la population d’une ville moderne tout-à-fait normale.

Intitulé, “La Peste”, le roman fut finalement publié en 1947, et il est souvent désigné comme le plus grand roman européen de l’Après-Guerre.

Le livre, écrit dans un style ramassé et obsédant, nous plonge dans une épidémie catastrophique frappant la ville d’Oran, sur la côte de l’Algérie. L’histoire est décrite à travers le regard du héros du roman, le Dr Rieux, exprimant la vision de Camus lui-même.

Au début du roman règne une atmosphère d’étrange normalité. “Oran est une ville ordinaire”, commence Albert Camus, une simple préfecture où les habitants sont occupés à travailler, faire des “affaires”, et vivre des vies ennuyeuses, remarquant à peine qu’ils sont vivants.

Puis, soudain, au rythme haletant d’un thriller, l’horreur commence. Le Dr Rieux découvre un rat mort, puis un autre, puis un autre. Bientôt, la vie est envahie de milliers de rats, qui sortent des égouts en titubant, laissent tomber une goutte de sang de leur nez, puis tombent raides morts.

Les habitants accusent les autorités ne pas agir assez vite. Les rats sont ramassés et évacués de la ville, provoquant le soulagement.

Mais le Dr Rieux soupçonne que ce n’est pas la fin du problème.

Il connaît assez l’histoire de la médecine et des contagions entre les animaux et les êtres humains pour deviner qu’il se passe quelque chose de plus grave. Bientôt, une épidémie se répand dans Oran. Rue après rue, quartier après quartier, la mort se répand sans que rien ne puisse l’arrêter, semant la panique et le désespoir.

Pour écrire ce livre, Camus s’est immergé dans l’histoire des épidémies. Il a lu des livres sur la Peste Noire, qui tua 50 millions de personnes en Europe au 14e siècle ; sur la peste italienne qui tua 280 000 personnes en 1629 dans les plaines de Lombardie et de Vénétie. La grande peste de Londres de 1665 ainsi que les pestes qui ravagèrent les villes chinoises aux 18 et 19e siècles.

En mars 1942, Camus expliqua à l’écrivain André Malraux qu’il voulait comprendre ce que la peste signifiait pour l’humanité. “Dit ainsi, cela peut paraître étrange, mais ce sujet me paraît si naturel”.

Camus n’écrivait pas sur une peste en particulier, et cette peste ne se limitait pas, comme on a pu le raconter à la “peste brune” du nazisme, qui occupait la France à ce moment-là.

Camus fut attiré par ce thème parce que, dans sa philosophie, nous sommes tous, sans le savoir, déjà en train de vivre une “peste”. Il s’agit d’une maladie silencieuse, invisible, qui touche tous les êtres humains, qui peut tuer chacun de nous, à tout moment, et ainsi détruire des vies que nous avions toujours considérées comme solides, évidentes, naturelles, normales.

Les incidents historiques que nous appelons des pestes, épidémies, catastrophes, ne sont jamais qu’une simple concentration, en un moment et un lieu donnés, d’une condition universelle, qui est que nous allons tous mourir, et très probablement souffrir avant cela.

Il ne s’agit donc que de cas particulièrement visibles et dramatiques d’une loi éternelle : que nous sommes vulnérables et pouvons, allons, être exterminés par un bacille, un accident, une maladie, ou par les actions, volontaires ou involontaires, des autres êtres humains.

Notre vulnérabilité face à des “pestes” est au cœur de la vision de Camus, qui voyait nos vies comme fondamentalement à la limite de ce qu’il appelait “l’absurde”.

Mais le fait de regarder en face l’absurde, et de le reconnaître comme faisant partie de nos vies, ne doit pas nous conduire au désespoir, mais plutôt nous permettre d’adopter une perspective “tragi-comique” sur nos vies.

Comme les habitants d’Oran, avant la peste, nous partons du principe qu’il est normal d’être bien-nourri, bien portant. Que nous avons “droit” au respect, à des aides, des allocations, des logements, l’éducation et la santé gratuites, et bien sûr à des traitements efficaces, des vaccins, en cas d’épidémie.

Tout accident est vécu comme une chose injuste, toute agression comme une atteinte intolérable à nos droits fondamentaux. Les Droits de l’Homme ne sont pas pour nous une chance, mais un dû, qui nous est accordé en vertu de notre naissance – bien que nous sachions que des milliards d’autres êtres humains, qui n’ont pas eu la chance de naître au même endroit que nous, en sont privés.

Cette vision naïve de l’existence entraîne des comportements que Camus détestait : dureté de cœur, obsession de la réussite, refus de la joie et de la gratitude, tendance à juger et à moraliser.

Les habitants d’Oran associaient la peste à un phénomène d’un autre âge, qui aurait dû avoir disparu depuis longtemps. Ils étaient, à leurs propres yeux, des gens “modernes”, avec des téléphones, des tramways, des avions et des journaux (aujourd’hui, Internet et des smartphones). Ils n’allaient certainement pas mourir comme des malheureux, des veuves et des orphelins du 17e ou du 18e siècle ! Tout cela, c’était fini !

“Ça ne peut pas être la peste. Tout le monde sait qu’elle a disparu d’Occident”, dit un personnage. “Oui, tout le monde sait ça”, ajoute Camus de façon sardonique, “sauf les morts”.

Pour Camus, il n’y a pas de progrès dans l’histoire concernant la mort. Il n’y a toujours pas de moyen d’échapper à notre fragilité. Être vivant a toujours été, et sera toujours, une “urgence médicale”, et véritablement une “maladie mortelle”.

Avec la peste ou sans peste, il y a toujours une peste qui nous poursuit, si on appelle ainsi le risque de mourir ou de subir un événement qui rend notre vie, en une fraction seconde, absurde.

Chacun de nous avons fait l’expérience de perdre le sens de sa vie, à l’occasion d’un échec, un abandon, une trahison, une maladie, un accident. Il a fallu alors, comme les héros “revenant du séjour des morts”, réapprendre à vivre d’une nouvelle façon.

Et pourtant, dans le roman, les habitants d’Oran continuent à nier leur destin. Même lorsqu’un quart de la ville est en train de mourir, les autres continuent à imaginer qu’ils peuvent y échapper.

Le livre ne cherche pas à provoquer un mouvement de panique, car la panique est une réaction à une situation dangereuse, mais de courte-durée, et que l’on peut éviter, pour retrouver la sécurité.

Mais il ne peut jamais y avoir de sécurité pour l’Homme et c’est pourquoi, pour Camus, la seule chose qui donne du sens à la vie est d’aimer nos frères damnés comme nous et travailler sans crainte ni désespoir à améliorer notre condition et celle des autres.

Camus écrit : “Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. Quand une guerre éclate, les gens disent : « Ça ne durera pas, c’est trop bête. » Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l’empêche pas de durer. Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux.”

Le résultat est qu’ils se retrouvent prisonniers. Prisonniers de leurs propres peurs, de leurs propres illusions, incapables d’agir et de vivre la vie qui leur est donnée :

Impatients de leur présent, ennemis de leur passé et privés d’avenir, nous ressemblions bien ainsi à ceux que la justice ou la haine humaine font vivre derrière des barreaux.”, écrit Camus.

Le Dr Rieux travaille d’arrache-pied pour soigner tous les malades qui arrivent à lui. Mais il n’est pas un saint. Dans une des plus importantes phrases du livre, Camus écrit :

Il ne s’agit pas d’héroïsme dans tout cela. Il s’agit d’honnêteté. C’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté.

Un personnage lui demande en quoi consiste l’honnêteté :

Je ne sais pas ce qu’elle est en général. Mais dans mon cas, je sais qu’elle consiste à faire mon métier”, répond le Dr Rieux.

Après plus d’un an, l’épidémie finit par reculer. La population de la ville exulte de joie. C’est, apparemment, la fin des souffrances. Le retour à la normale. Comme on peut le deviner, ce n’est pas ainsi que Camus voit les choses.

Le Dr Rieux a eu beau contribuer à combattre cette épidémie en particulier, il sait qu’il y aura toujours des épidémies : épidémies causées par des virus, des erreurs, des mensonges, des comportements, des haines et des jalousies.

Alors qu’il entend les cris de joie de la foule, Rieux se souvient que cette joie sera toujours menacée. Il sait que, dans cette foule joyeuse, certains rentreront chez eux pour subir des déconvenues, des mauvaises surprises. Abandons, maladies, faillites, accidents, mauvaises nouvelles en tout genre, et qu’il va falloir continuer à faire face à la vie, qui poursuit inexorablement son cours.

Il sait que le bacille de la peste ne disparaît jamais pour toujours. Qu’il reste caché quelque part dans un organisme, dans une cave, un mouchoir, des vieux papiers, et qu’il reviendra forcément. A nouveau, il se répandra et prendra l’avion pour rejoindre les villes les plus modernes, les gratte-ciel les plus high-tech, les villes les plus futuristes, et sèmera les pleurs, les cris et les larmes parmi des personnes pourtant formidables, en pleine santé, et “qui n’avaient rien fait pour mériter ça”.

Pour parler de façon actuelle, on peut attendre le vaccin, le médicament, la chloroquine ou l’hydroxychloroquine. La chloroquine et l’azithromycine. Le masque qui nous protégera de tous les microbes, de tous les germes. Le gel désinfectant qui désinfectera les désinfectés.

On peut instaurer des gestes barrières. Se placer à deux mètres, trois mètres ou dix mètres de nos congénères. Ne plus embrasser, ne plus rire ni chanter (il paraît que rire ou chanter envoie des germes dangereusement loin dans notre environnement).

Le virus, le bacille, saura se faufiler dans un verre d’eau, un aliment pas assez stérilisé, ou lors d’un geste affectueux ou médical mal maîtrisé.

Et puisque nous en sommes tous là, pourquoi ne pas profiter du peu de temps qu’il nous est donné sur Terre pour vivre et respirer ? Affronter avec curiosité les épreuves que la vie nous réserve ? Porter, avec le moins de tristesse possible, les fardeaux sur nos épaules ?

Le plus dur, au fond, est sans doute de parvenir à le faire avec honnêteté, comme dit le Dr Rieux, sans rancœur, sans rage ni impatience que tout cela se termine. Et d’ouvrir les yeux sur le fait que, partout autour de nous, se trouvent des semblables qui souffrent comme nous et n’attendent rien de plus qu’un sourire ou même un simple regard de compréhension.

A votre santé !

Jean-Marc Dupuis

PS : pour mes lecteurs qui comprennent l’anglais, je recommande vivement de regarder la vidéo de “The School of Life” dont j’ai tiré l’essentiel de ce texte, et qui est ornée de remarquables animations : https://www.youtube.com/watch?v=vSYP

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