Fumer des cigarettes était autrefois considéré comme inconvenant pour les femmes.
Ce qui n’arrangeait pas du tout les fabricants de cigarettes.
Voici comment ils s’y sont pris pour les persuader de se mettre, elles aussi, à fumer.
« J’ai de la chance, je suis fine grâce à la cigarette »
C’est la marque de cigarettes Lucky Strike qui frappa un « grand coup » en 1929 en lançant la première campagne de publicité pour des cigarettes destinées aux femmes.
« Lucky Strike » veut dire en américain « coup de chance ». La marque fit un jeu de mots autour de cela et publia des affiches représentant une jeune femme expliquant qu’elle était une « fille chanceuse » (Lucky girl) parce qu’elle avait trouvé « un nouveau moyen de garder une silhouette élancée » :
En 1929, la première publicité Lucky Strike
visant à promouvoir la cigarette chez les femmes.
Le secret de cette « fille chanceuse » ? « Chaque fois que je suis tentée de prendre un bonbon, j’allume une Lucky Strike. C’est incroyable comme le goût subtilement grillé me satisfait… J’ai vraiment de la chance ! », explique-t-elle.
L’argument du tabac qui fait perdre du poids en coupant l’appétit et en dissuadant de grignoter ne date pas d’hier. Il a été inventé par les cigarettiers eux-mêmes, pour convaincre les femmes de s’y mettre !
Cette campagne eut un grand succès mais elle finit par s’essouffler. Dans les années 60, il fallut trouver une nouvelle approche.
Exploiter le féminisme pour faire fumer
Selon le sociologue Thomas Franck, spécialiste de l’histoire de la publicité, les publicitaires découvrirent alors un créneau encore meilleur que la ligne : le féminisme.
Jusque dans les années 50, en effet, l’idéal de la femme véhiculé par la publicité était l’image de la femme au foyer, bonne épouse et bonne mère de famille.
Le problème énorme pour les industriels était que, parmi les vertus de la bonne mère de famille, figurait en bonne place le sens de l’économie, de la bonne gestion des deniers conjugaux. Par son sens pratique, ses dons en cuisine, en couture qui lui permettaient de repriser les chaussettes, recouper ses robes, la femme vertueuse avait la malheureuse habitude de consommer le moins possible :
Il était urgent de sortir de cela pour augmenter les ventes de produits en tout genre.
En jouant sur la corde féministe, en encourageant les femmes à se « libérer », à « rejeter les conventions », à « s’affirmer », les publicitaires découvrirent un véritable gisement de consommation nouvelle.
Le lancement de la cigarette féminine
La campagne féministe la plus connue des années 60 fut montée par la firme de publicité américaine Leo Burnett, celle précisément qui créa le cowboy Marlboro.
Le slogan de la campagne était : « Tu en as fait du chemin, ma belle ». (You’ve come a long way, baby). C’est une allusion directe au trajet parcouru par les femmes pour la conquête de leurs droits.
La campagne représentait les mésaventures (inventées) d’une femme qui, en 1913, aurait été jetée d’un train pour avoir été surprise en train de fumer une cigarette :
Cette publicité est une référence aux autres combats pour les « droits », par exemple ceux des Noirs américains exclus d’un bus à cause de leur couleur de peau.
Mais désormais les temps ont changé, les femmes ont conquis des droits et peuvent enfin fumer librement. Il serait donc trop bête de ne pas user de ce droit conquis de haute lutte !
Une femme bientôt président des USA
Les publicitaires de Leo Burnett eurent aussi l’idée de valoriser les femmes en leur promettant, ce qui était très audacieux à l’époque, qu’une femme se présenterait bientôt à la présidence des Etats-Unis.
Cela restait du domaine de l’utopie mais d’ici là, assuraient-ils, elles pouvaient déjà jouir d’un des tout derniers droits conquis, à savoir le droit de… fumer des cigarettes Virginia Slims :
Traduction : « Un jour, une femme se présentera aux élections présidentielles. Mais d’ici là, vous avez les cigarettes Virigina Slims, le goût pour les femmes d’aujourd’hui. »
« Les femmes sont biologiquement supérieures aux hommes »
De façon plus directe encore, ils firent des affiches déclarant carrément que « les femmes sont biologiquement supérieures aux hommes », et c’est pourquoi des cigarettes sont faites spécialement pour elles :
Je vous traduis le texte de cette publicité :
« Nous fabriquons les Virginia Slims spécialement pour les femmes, parce qu’elles sont biologiquement supérieures aux hommes.
C’est bien ça, supérieures. Les femmes sont plus résistantes à la famine, la fatigue, les épreuves, les chocs et les maladies que les hommes.
Les femmes ont deux chromosomes dans leurs cellules sexuelles, alors que les hommes ont seulement un X et un Y… que certains experts considèrent comme la forme inférieure du chromosome.
Elles sont également moins enclines que les hommes à être chauves, albinos, à avoir des glandes sudoripares mal développées, daltoniennes, myopes, avoir des problèmes d’émail dentaire, de décollement de la rétine et des touffes blanches dans les cheveux.
Vu tous ces faits, et bien d’autres, les fabricants des cigarettes Virginia Slims estiment hautement inapproprié que les femmes continuent à utiliser les cigarettes épaisses et grossières créées pour les hommes.»
Dans une publicité à la radio pour les cigarettes Virginia Slims, une voix d’homme disait :
« Il y a peu, vous les femmes, vous n’aviez aucun droit. Pas le droit de vote, pas le droit de propriété, pas le droit au salaire que vous aviez gagné. C’était à cette époque où vous étiez corsetées, prisonnières, et abandonnées sans grand chose à faire. C’était l’époque où vous deviez vous cacher dans le grenier si vous vouliez une cigarette. Fumer en face d’un homme ? Dieu m’en garde ! [1] »
Avec une impudence incroyable, ces publicitaires ont donc fait appel au sens de l’indépendance et de la dignité des femmes pour les encourager à fumer, mettant sans gêne sur le même plan l’absence de droit de vote et le fait de ne pas fumer !
La « libération » passe avant tout par la consommation
Thomas Franck estime que dans les années 60 le combat féministe ne fut présent nulle part ailleurs autant que dans les publicités.
Ce ne sont pas les livres de Simone de Beauvoir, selon lui, qui firent la popularité de ces idées, mais la foule avide des publicitaires et industriels qui exploitèrent le féminisme à toutes les sauces pour vendre leurs produits.
Ainsi cette publicité télévisée qui, comme tant d’autres, représente le passé comme une époque d’oppression de la femme. Puis, tandis que parle la voix du présentateur, la femme sort une paire de ciseaux et, jetant un regard complice à la caméra, commence à se « libérer du passé » en découpant ses vêtements.
Surprise, une fois enlevée sa robe conformiste, on la découvre habillée à la dernière mode avec des bas affriolants et des chaussures à talons couleur pétante. Et, puisque la « libération » passe avant tout par la consommation, elle lâche ses cheveux et se compose une nouvelle coiffure avec une laque dernier cri, se met du mascara, des boucles d’oreilles fantaisie, prend son sac à main, son magazine féminin, ses lunettes de soleil, et part en trombe au volant d’une petite voiture décapotable, sans oublier bien sûr la musique Rock’n Roll et… la cigarette Virginia Slims !
« Tu en as fait, du chemin ! » (You’ve come a long way, baby), s’exclame à nouveau la voix d’un homme admiratif.
Et en effet, rien ne pouvait faire plus plaisir aux industriels et publicitaires que d’avoir réussi à transformer la volonté d’émancipation des femmes en un concentré de fièvre consommatrice.
« Rebellez-vous, achetez mon produit ! »
Peu d’entre nous se souviennent encore de la campagne pour les cigarettes Virginia Slims, mais elle eut un retentissement immense, qui perdure encore aujourd’hui [2].
Toute l’industrie de la publicité s’est engouffrée dans cette voie, chacun essayant de présenter son produit comme le moyen ultime de se « libérer » de toutes les oppressions.
Les publicitaires avaient découvert la « martingale », qui sert encore à plein aujourd’hui pour toutes les catégories de la population, à commencer par la jeunesse, appelée constamment à se « libérer » voire à se « rebeller » en… s’équipant de telle paire de baskets, casquette, casque audio, chaîne, pochette, bague, cosmétique, en achetant tel jeu, en buvant tel soda ou en mangeant telle cochonnerie.
La plus belle ruse des publicitaires bien sûr est d’avoir réussi à faire croire que ce mouvement émanait « spontanément » de la jeunesse (ou tel autre groupe social) qui, un beau matin, aurait brusquement éprouvé le besoin de manifester son « identité » ou sa « rébellion » en achetant tel ou tel produit.
C’est bien entendu dans le sens exactement inverse que cela se passe.
Les malheureux « rebelles » et autres « caille-ras » qui hantent nos centres commerciaux, nos quartiers, nos lycées, sont les victimes collectives des mêmes mythes montés de toutes pièces par l’industrie de la publicité et des médias. Convaincus d’exprimer leur individualité propre et sauvage, ils cherchent tous à ressembler aux mêmes rappeurs, footballers et autres stars de la téléréalité qui, « étrangement », poursuivent le même idéal d’esthétique et de consommation à tout crin.
Couverts de produits de mauvaise qualité vendus à des prix exorbitants parce que porteurs des marques fétiches, ce sont les victimes ultimes de la publicité prédatrice.
Leur vie tout entière est dirigée vers l’acquisition méthodique de ces symboles de consommation dont on les a persuadés que, sans eux, ils ne valent rien, leur vie ne vaut rien.
Nous ne dirons donc pas merci aux publicitaires qui se sont rendus responsables, par leurs manœuvres, de l’épidémie de cancer du poumon qui, désormais, touche aussi de plus en plus les femmes.
Mais nous ne leur disons pas non plus merci pour ce qu’ils ont fait de la jeunesse, et en fait de tant de groupes dans la société qui sont persuadés de « marquer leur différence » parce qu’ils sont les esclaves de telle ou telle marque.
Pour une authentique « libération », il faut avant tout se libérer des illusions et des pièges ! Cela passe par une sérieuse réflexion sur les choix qui guident nos vies, à commencer par les idéaux que nous poursuivons. « On juge un arbre à ses fruits », dit le sage. Alors oui, apprenons à nos enfants à juger des conséquences pour eux de l’adhésion à tel ou tel idéal.
Lorsque, pour y adhérer, la principale chose à faire n’est pas de penser, de lire, ni de réfléchir mais de sortir la carte de crédit, il faut leur apprendre à se dire : « Méfiance ! ».
À votre santé,
Jean-Marc Dupuis
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